24/10/2025 journal-neo.su  8min #294339

Saisie de Nexperia : comment les Pays-Bas ont transformé une mesure de sauvegarde en faux pas stratégique

 Ricardo Martins,

À l'heure des chaînes d'approvisionnement mondiales étroitement imbriquées, la prise de contrôle forcée de Nexperia par le gouvernement néerlandais ressemble à une leçon magistrale de myopie politique - et de trahison du fameux « ordre fondé sur les règles ». Sous couvert de « sécurité nationale », La Haye a mis la main sur un maillon essentiel de l'industrie des semi-conducteurs, mettant en péril à la fois la stabilité industrielle de l'Europe et sa crédibilité sur la scène économique mondiale.

Un champ de bataille inattendu

En octobre 2025, les Pays-Bas se sont retrouvés, presque malgré eux, sur la ligne de front de la guerre technologique mondiale. En invoquant la loi sur la disponibilité des biens (Goods Availability Act) - un texte d'urgence datant de la guerre froide - pour s'emparer de Nexperia, fabricant de semi-conducteurs basé à Nimègue et détenu par le groupe chinois Wingtech Technology, le gouvernement néerlandais n'a pas seulement « protégé » une entreprise : il a envoyé une onde de choc à travers le commerce mondial, soulevant des questions sur la souveraineté, l'« ordre fondé sur les règles », l'influence américaine et la capacité de l'Europe à exister dans un monde multipolaire.

De quoi s'agit-il ?

Le 30 septembre 2025, le ministre néerlandais de l'Économie Vincent Karremans a placé Nexperia sous tutelle étatique temporaire, en s'appuyant sur la Wet Beschikbaarheid Goederen - un dispositif jamais utilisé depuis sa création en 1952.  Le gouvernement a invoqué de « graves défaillances de gouvernance » et accusé le PDG chinois de Nexperia, Zhang Xuezheng, d'actes menaçant la continuité de l'entreprise.

Pour la première fois depuis 70 ans, l'État néerlandais prenait le contrôle opérationnel d'une société privée : la production quotidienne pouvait continuer, mais tout investissement, toute cession d'actif ou toute restructuration devait désormais recevoir l'aval du ministère.

Officiellement, La Haye défend cette décision comme une mesure de sécurité nationale, non comme une expropriation politique. Pourtant, sa coïncidence avec l'élargissement par Washington de son régime de sanctions contre les entreprises liées à la Chine laisse planer le doute sur cette prétendue neutralité.

Dans une  lettre adressée au Parlement le 14 octobre 2025, Karremans affirme : « J'ai pris cette décision sans aucune pression ni concertation avec un autre pays. » Une affirmation difficile à croire, selon plusieurs analystes, tant la mesure suivait les avertissements américains au sujet de Wingtech, déjà placée sur la  liste noire du Département du commerce en 2024 pour « risques de sécurité nationale ».

Les autorités néerlandaises ont aussi été influencées par un contexte juridique interne : la cour d'appel d'Amsterdam avait suspendu le PDG chinois et confié la majorité des actions à un administrateur provisoire, après des accusations de « mauvaise gestion » émises par des directeurs européens. L'ensemble offrait un prétexte commode pour recourir à une loi censée, à l'origine, garantir l'approvisionnement en nourriture ou en énergie en temps de guerre - pas encadrer un fabricant de puces.

« La ligne entre sécurité économique et protectionnisme devient floue », observe Pim Jansen, professeur de droit économique à l'Université Erasmus, cité par le quotidien néerlandais  Trouw. « Peut-on vraiment qualifier de situation d'urgence de simples soupçons de mauvaise gouvernance ? »

L'ombre américaine

Le décor géopolitique ne trompe pas. Les États-Unis multiplient depuis des années les pressions sur leurs alliés pour restreindre l'accès de la Chine aux technologies de pointe - comme l'a montré l'affaire ASML, où Washington a imposé que le géant néerlandais renonce à exporter ses machines de lithographie les plus avancées vers la Chine. L'intervention dans Nexperia s'inscrit dans cette même logique.

D'après  Bloomberg et  OpIndia, les responsables américains auraient discrètement averti La Haye que Nexperia risquait des sanctions si sa direction et sa structure d'actionnariat n'étaient pas modifiées. L'action néerlandaise a suivi à la perfection ces recommandations.

La riposte chinoise fut immédiate : Pékin a interdit à Nexperia Chine et à ses sous-traitants d'exporter certains composants finis vers l'Europe - coupant ainsi l'approvisionnement d'éléments essentiels et menaçant de paralyser l'industrie automobile du continent.

Ironie tragique : en « sécurisant » ses approvisionnements, l'Europe a provoqué leur raréfaction.

Conséquences économiques et faux pas stratégique

L' Association des constructeurs européens d'automobiles (ACEA) a aussitôt sonné l'alarme : sans les puces de Nexperia - pourtant de génération intermédiaire -, c'est toute la production de véhicules qui vacillerait. Ces composants, discrets mais indispensables (diodes, transistors, circuits de gestion de puissance), sont le socle électronique de l'automobile moderne.

Cette saisie risque aussi de saper la confiance des investisseurs étrangers dans la promesse d'un marché européen « ouvert et prévisible ». Désormais, tout investissement stratégique pourrait être suspendu sous un prétexte de sécurité mal défini. Pékin, pour sa part, dénonce une « violation flagrante des règles internationales, » selon  Global Times, et menace de restreindre ses exportations de terres rares, vitales pour les industries européennes.

En privilégiant le symbole sécuritaire au détriment de la stabilité économique, les Pays-Bas compromettent les deux. L'épisode rappelle d'autres décisions occidentales - gels d'avoirs russes, bannissement de Huawei - qui brouillent la frontière entre régulation légitime et guerre économique.

Servilité ou stratégie ?

La Haye suit-elle la partition écrite à Washington, ou agit-elle par conviction ? Certains y voient la manifestation paradoxale de la quête européenne d'«  autonomie stratégique » : contrôler les semi-conducteurs serait devenu aussi crucial que maîtriser l'énergie. Mais, comme le souligne le professeur Jansen, « recourir à des pouvoirs d'exception risque de transformer l'autonomie en isolement ».

 Les critiques parlent d'une « logique vassale » : l'Europe sacrifierait son socle industriel pour satisfaire les objectifs de confinement de Washington vis-à-vis de Pékin. Les partisans rétorquent que, face à l'opacité des entreprises chinoises et à leurs propres restrictions d'exportation, les gouvernements doivent se prémunir contre toute dépendance stratégique.

Mais l'absence totale de transparence - aucune preuve publique des prétendus « transferts illégitimes » - entretient le soupçon d'une décision politiquement opportuniste et extérieurement inspirée.

Trois leçons d'un tournant géo-économique

- La sécurité nationale, nouveau prétexte universel.
Comme le souligne le  Financial Times, les semi-conducteurs sont désormais traités comme le pétrole : un actif stratégique qui justifie la mainmise de l'État.

- L'Europe sape sa propre résilience industrielle.
En braquant les investisseurs chinois et en déclenchant des représailles commerciales, les Pays-Bas ont exposé la fragilité de l'écosystème européen des puces et de l'automobile : les ruptures d'approvisionnement pourraient de nouveau paralyser la production - cette fois par erreur de calcul.

- L'ordre fondé sur les règles s'effrite.
Ce qui n'était qu'un instrument de sauvegarde datant de la guerre froide devient une arme d'endiguement économique, une entorse flagrante aux principes mêmes du « rule-based order » que l'Occident prétend défendre.

Conclusion : entre autonomie et alignement

La saisie de Nexperia marque un tournant. Elle montre que la guerre commerciale ne se joue plus dans les tarifs douaniers, mais dans les salles de conseil d'administration et les décrets ministériels. Entre défense prudente et servitude politique, l'Europe révèle sa confusion stratégique : autonomie ou alignement ? Droit ou puissance ? Souveraineté ou soumission ?

Si la « sécurité nationale » devient la justification ultime de toute intervention économique, alors l'ordre libéral d'après-guerre - fondé sur le libre-échange et la prévisibilité juridique - appartient déjà au passé. La vraie question n'est plus qui contrôle Nexperia, mais si l'Europe contrôle encore son propre destin stratégique.

Ricardo Martins - Docteur en sociologie, spécialiste des politiques européennes et internationales ainsi que de la géopolitique

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